Lettre ouverte au Premier ministre : soutenez la « dérogation ADPIC »

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Fin novembre, les pays du monde se réunissent pour le Conseil ministériel de l’Organisation mondiale du commerce. Ils prendront une décision sur la « dérogation ADPIC », la proposition qui demande la suppression des brevets sur les vaccins corona. Notre pays bloque toujours la proposition. Dans une lettre ouverte, les ancien·ne·s député·e·s Marleen Temmerman, Reginald Moreels et Wivina Demeester demandent à notre gouvernement de cesser de s’opposer à la proposition.

Cher Monsieur De Croo, cher Premier ministre,

En avril 2020, au milieu de la première vague de COVID-19, la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen a fait une déclaration pleine d’espoir. Le vaccin corona deviendrait notre bien commun universel, disponible pour toutes et tous dans le monde. « Avec notre approche globale, nous ferons l’histoire ensemble », a-t-elle ajouté dans le même discours. Dans notre pays, vous et d’autres membres du gouvernement avez répété à juste titre que personne n’est en sécurité dans le monde tant que tout le monde ne l’est pas. En tant que citoyen·ne·s belges concerné·e·s et ancien·ne·s ministres et membres du Parlement, nous souscrivons pleinement à ce message. Mais nous craignons qu’ils ne restent des mots vides de sens tant que notre pays continuera à s’opposer à la dérogation ADPIC. C’est pourquoi, en vue du Conseil ministériel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui se tiendra du 30 novembre au 3 décembre, nous vous demandons de prendre clairement position en faveur de la dérogation ADPIC pour que nous puissions mettre fin plus rapidement à la pandémie.

Des inégalités inquiétantes

Malgré les grandes promesses faites par les dirigeant·e·s dans le monde au début de la pandémie, ce qu’il fallait absolument éviter s’est produit. Les pays les plus riches du monde ont conclu des accords bilatéraux avec l’industrie pharmaceutique et se sont appropriés la majorité des vaccins disponibles. Les conséquences sont assez alarmantes. Au cours des trois derniers mois, les pays à haut revenu ont administré plus de troisièmes doses de vaccin que le nombre total d’injections que les pays à faible revenu ont été en mesure d’administrer sur toute l’année dernière. Sur le continent africain, la couverture vaccinale est encore inférieure à 5% dans plusieurs pays. Cela signifie que, dans ces pays, les personnes âgées vulnérables et celles qui travaillent dans le secteur de la santé ne sont pas protégées, alors que dans notre pays, nous prévoyons d’inviter la population à une troisième injection. Le risque de voir apparaître de nouveaux variants dangereux du coronavirus augmente chaque jour.

Pour l’instant, il n’y a pas d’argument scientifique en faveur d’une extension à une troisième dose. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a émis un avis négatif en août et continue d’insister sur l’importance d’une première et d’une deuxième dose de vaccin. Pour contenir le virus, il est beaucoup plus logique de vacciner d’abord les groupes vulnérables et les travailleuses et travailleurs de la santé dans les pays à revenu faible ou intermédiaire. L’administration de vaccins supplémentaires en plus des deux doses actuelles signifie que les inégalités internationales seront encore plus prononcées et que l’offre de vaccins, déjà limitée, sera encore plus réduite. Le grand défi aujourd’hui est donc avant tout de remédier à cette pénurie mondiale de vaccins. Avec les signataires de cette lettre, nous sommes préoccupé·e·s par le fait que la politique actuelle n’est pas suffisamment engagée dans des solutions structurelles qui permettront de faire disparaître la pénurie mondiale de vaccins.

La politique actuelle n’est pas une solution

Tout d’abord, la charité reste au cœur de la politique belge. C’est bien que notre pays fasse don de 7,3 millions de vaccins aux pays à faible revenu via le dispositif COVAX, mais il ne faut pas surestimer l’importance de la charité. Au niveau mondial, la grande majorité des promesses de dons n’ont pas encore été honorées. Seuls 15 % des plus d’un milliard de vaccins promis par les pays à haut revenu sont arrivés en Afrique. En outre, en raison de délais de livraison peu fiables de la part de l’industrie et d’un manque de financement et de dons, COVAX a dû ajuster son objectif pour 2021 de 2 milliards à 1,4 milliard de doses livrées. Jusqu’à début novembre, seulement 450 millions de vaccins au total avaient été distribués. La charité peut accélérer la campagne de vaccination à court terme dans un nombre limité d’endroits, mais elle ne résoudra pas la pandémie.

Ensuite, nous avons déjà entendu le gouvernement répéter à plusieurs reprises que la « dérogation ADPIC » n’est pas une solution à la crise du coronavirus. Qu’une coopération volontaire avec l’industrie pharmaceutique et l’octroi de licences obligatoires suffiraient. La levée temporaire des brevets sur les vaccins et les autres moyens de lutte contre le coronavirus n’est en effet pas une solution miracle. Nous devons également transférer des connaissances et des technologies et fournir un soutien logistique là où les systèmes de santé ne peuvent pas organiser une campagne de vaccination à grande échelle. Pourtant, selon les experts sanitaires et juridiques, il s’agit d’un premier pas essentiel vers l’augmentation de la capacité de production mondiale de vaccins. Jusqu’ici, les initiatives volontaires ne nous ont mené nulle part. En mai 2020, l’Organisation mondiale de la santé a lancé C-TAP, une plateforme de partage volontaire des connaissances et des technologies. Un an et demi plus tard, la plate-forme est toujours vide. Les licences obligatoires quant à elles, doivent être demandées pays par pays et produit par produit. Or la génération actuelle de vaccins contre le coronavirus est constituée de dizaines de brevets différents, pour chaque étape du processus de production. Les demandes de licences obligatoires prennent donc trop de temps. C’est une procédure juridique éprouvante que nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre.

Enfin, nous reconnaissons les efforts du gouvernement pour développer davantage la capacité de production locale au Sénégal et en Afrique du Sud. En effet, les pays africains doivent être en mesure de produire eux-mêmes des vaccins et des médicaments afin d’être mieux préparés aux futures crises sanitaires. Toutefois, cela ne change rien au problème fondamental auquel nous sommes confrontés aujourd’hui : les droits de propriété intellectuelle continuent d’être un obstacle à l’accès universel aux vaccins et aux autres outils essentiels en cas de pandémie. Au Canada, au Bangladesh, en Afrique du Sud et au Danemark, entre autres, des entreprises sont impatientes de passer à l’action et de produire des vaccins corona. Ils sont aujourd’hui bloqués car les entreprises détentrices de brevets protègent leurs connaissances et leurs technologies par des droits de propriété intellectuelle. Ces connaissances et ces technologies ont pourtant été développées avec des milliards d’euros d’argent des contribuables. Selon l’ONU et l’OMS, 60 % de la population mondiale pourrait être vaccinée cette année si toutes les capacités de production mondiales étaient utilisées. Veillons donc d’abord à ce que les installations de production existantes soient rapidement mises en service.

Une véritable solidarité s’impose

Si nous voulons empêcher l’effondrement des systèmes de santé en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie, si nous voulons empêcher l’économie mondiale de se diriger vers une catastrophe économique de 9,2 trillions de dollars, et si nous voulons éviter une autre vague d’infection chez nous, nous devons changer rapidement de politique. Nous avons déjà perdu trop de temps. Depuis que l’Inde et l’Afrique du Sud ont proposé la « dérogation ADPIC » à l’OMC en octobre 2020, dix mille personnes en moyenne meurent chaque jour du COVID-19. Les opposant·e·s à la proposition, la Suisse, la Norvège, le Royaume-Uni et l’Union européenne, portent donc une énorme responsabilité. L’Assemblée générale de l’OMC fin novembre est l’occasion idéale pour notre pays de se joindre à l’appel de la majorité des pays du monde, des scientifiques, du Pape, des syndicats, des ONG, de l’OMS et des 32 000 Belges qui ont déjà signé l’initiative citoyenne européenne Pas de profit sur la pandémie. C’est ainsi que nous organiserons enfin une véritable solidarité mondiale, « une condition cruciale pour vaincre la pandémie », selon vos propres termes, lors de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre.

Salutations distinguées,

Wivina Demeester, ancienne ministre du Budget et ministre Flamande de la Santé

Reginald Moreels, ancien secrétaire d’État et ministre de la Coopération au développement

Marleen Temmerman, directrice du département de la santé des femmes à l’université Aga Khan et ancienne présidente de groupe au Sénat