Interview Anna Marriott (Oxfam) : “Il est inacceptable que l’argent des contribuables européens soit injecté dans des hôpitaux privés”

Enfermement des patient·e·s, factures astronomiques, refus de soins… Les récits du dernier rapport d’Oxfam, Sick Development, sur les abus commis dans les hôpitaux privés du Kenya et de l’Inde sont choquants. Pire encore : ces hôpitaux sont financés par l’argent des contribuables européen·ne·s. Nous nous sommes entretenu·e·s avec Anna Marriott, experte en santé chez Oxfam International et auteure principale du rapport.

Pourquoi avez-vous lancé cette étude et quelles en sont les principales conclusions ?

Au cours de la dernière décennie, les gouvernements ont de plus en plus impliqué le secteur privé dans la coopération au développement. Y compris dans le secteur de la santé. Dans l’étude, nous examinons de près les investissements de plusieurs banques de développement européennes et de la Banque mondiale dans le secteur privé de la santé.

Nous avons constaté qu’elles dépensent des centaines de millions d’euros issus de l’argent des contribuables dans des hôpitaux privés coûteux, au sein des pays à faible revenu. Parfois ces hôpitaux refusent aux patient·e·s l’accès aux soins, les mettent en faillite, voire les enferment s’iels ne peuvent pas payer leurs factures. Au plus fort de la pandémie, certains de ces hôpitaux ont refusé de soigner les patient·e·s atteint·e·s par le Covid-19. D’autres ont vendu leurs lits de soins intensifs au plus offrant, à des prix évidemment exorbitants.

Les histoires relatées dans l’étude sont choquantes. Pouvez-vous nous raconter certaines d’entre elles ?

Il était très difficile de rendre compte des abus et des comportements qui sont contraires à l’éthique dans les hôpitaux privés. Surtout quand on sait que les dégâts sont causés au nom de la coopération au développement et de la lutte contre la pauvreté.

Par exemple, l’hôpital pour femmes de Nairobi, au Kenya, a conservé le corps de la mère décédée de Francisca pendant plus de deux ans parce que Francisca et ses frères et sœurs ne pouvaient pas payer la facture de l’hôpital. Lors de notre enquête, nous avons découvert 37 détentions présumées ou confirmées de patient·e·s par le même groupe hospitalier depuis 2017. Plus choquant encore, la plupart des banques de développement ont continué à investir dans cet hôpital après que le directeur de l’hôpital se soit vanté de cette approche inhumaine dans un entretien avec les médias.

De nombreux·ses patient·e·s que nous avons interrogé·e·s avec Oxfam nous ont dit qu’iels n’étaient pas autorisés·e· à utiliser leur assurance maladie, octroyée par l’Etat, qui leur donnait normalement le droit à des soins gratuits dans les hôpitaux de Narayana et CARE, en Inde. En conséquence, iels ont toutes et tous rencontré des difficultés financières importantes. Par exemple, la facture d’hôpital de la mère d’Eva a coûté autant que le revenu total d’Eva et de son père pendant sept ans. Eva nous a raconté comment CARE avait détruit sa vie de famille et sa carrière en la plongeant dans de lourdes dettes.

Enfin, pendant la pandémie, l’hôpital Nakasero de Kampala, en Ouganda, aurait facturé près de 1750 euros par jour pour un lit COVID-19 en soins intensifs. La facture d’un patient décédé du virus à l’hôpital s’est élevée à un montant extraordinaire de 110 000 euros. Il est tout à fait inacceptable que nous investissions l’argent des contribuables dans des établissements pareils.

Combien d’argent les banques de développement européennes investissent-elles dans les soins de santé privés ?

Les banques de développement ne sont pas du tout transparentes sur leurs investissements. Il est très difficile de se faire une idée précise de la situation. Nos chiffres sont donc probablement inférieurs à la réalité. Nos recherches ont permis de recenser plus de 350 investissements directs et indirects dans les soins de santé privés dans les pays à revenu faible et intermédiaire par des banques de développement britanniques, allemandes, françaises et européennes pour la période allant de 2010 à 2022. Plus de la moitié de ces investissements sont allés à des hôpitaux privés ou à d’autres formes de soins de santé à but lucratif. Depuis 2010, les quatre banques de développement européennes étudiées ont investi au moins 2,25 milliards d’euros dans les soins de santé privés. Elles ont également investi 3 milliards d’euros dans des intermédiaires financiers, tels que des fonds d’investissement, qui investissent dans d’autres secteurs que celui des soins de santé.


Les gouvernements doivent cesser d’encourager et de financer la privatisation et la commercialisation du secteur de la santé. Les banques de développement et les prestataires de soins de santé privés doivent faire l’objet d’une surveillance accrue et nous devons investir massivement dans le renforcement des soins de santé publics.

Anna Marriott, experte en santé chez Oxfam International

Il est très inquiétant de constater qu’au moins 81 % des investissements dans les soins de santé passent par un réseau complexe et souvent invisible d’intermédiaires qui échappent à l’impôt. Sur les 140 intermédiaires financiers, 80 % sont basés dans des paradis fiscaux, principalement à l’île Maurice et aux îles Caïmans. Les banques européennes de développement encouragent donc activement le pillage des soins de santé dans les pays à revenu faible et moyen.

Si les banques européennes de développement ne contribuent pas à l’accès aux soins de santé, qui en bénéficiera ?

Tout d’abord, les banques européennes de développement elles-mêmes. Elles investissent de l’argent et en tirent des bénéfices. De plus, les banques investissent principalement dans de grandes entreprises dont les propriétaires sont extrêmement riches. Par exemple, le président de Rede D’or (le plus grand réseau d’hôpitaux privés au Brésil), qui est aussi la 10ème personne la plus fortunée du pays et Ranjan Pal, propriétaire du groupe Manipal (réseau hospitalier en Inde) détiennent tous deux des établissements soutenus par l’argent des contribuables européen·ne·s. Ainsi, au lieu d’améliorer l’accès aux soins de santé, nous assistons à une concentration croissante du pouvoir et de la richesse entre les mains des grandes entreprises et de leurs PDG et investisseur·euse·s millionnaires et milliardaires.

Que pouvons-nous changer à ce sujet ?

Le modèle d’investissement des banques européennes de développement dans les soins de santé privés est inacceptable et insoutenable. Il ponctionne le portefeuille des citoyen·ne·s, accroît les inégalités en matière de soins de santé et confronte les patient·e·s à des situations inacceptables. Une action urgente est nécessaire pour protéger le secteur de la santé de cette dynamique néocoloniale.

Oxfam demande que les banques de développement cessent à l’avenir tout investissement dans le secteur privé de la santé. Il convient également de réexaminer d’urgence tous les investissements actuels et antérieurs dans ce secteur. Si des problèmes sont identifiés, les patient·e·s doivent être remboursé·e·s. En outre, les gouvernements doivent cesser d’encourager et de financer la privatisation et la commercialisation du secteur de la santé. Les banques de développement et les prestataires de soins de santé privés doivent faire l’objet d’une surveillance accrue et nous devons investir massivement dans le renforcement des soins de santé publics. Ces derniers sont de fait équitables, universellement accessibles et favorisent l’égalité entre les hommes et les femmes.

Qu’est-ce qu’une banque de développement ?

Une institution financière de développement (IFD) est un fonds d’investissement détenu en totalité ou en grande partie par le gouvernement ou une institution internationale telle que la Banque mondiale. Les banques de développement utilisent l’argent des contribuables et les bénéfices qu’elles réalisent sur leurs investissements pour financer leurs activités.

La Belgique dispose également d’une banque de développement : BIO Invests. Elles ont pour objectif de stimuler le secteur privé et d’encourager la croissance économique dans les pays à faible et moyen revenu, ce qui permettrait de réduire la pauvreté. Dans la pratique, cependant, de nombreuses questions se posent depuis quelques années quant à l’impact des banques de développement sur les droits humains et le développement durable.
  • Pour en savoir plus, consultez le rapport “Sick Development” : https://www.oxfam.org/en/research/sick-development
  • Pour en savoir plus, consultez le podcast Sick Development : https://feeds.acast.com/public/shows/64ba9507e0e71800115c2a65