Gaza : « Il s’agit d’une guerre contre les soins de santé, pas contre le terrorisme »

Mohammed Salha

30 000 morts, dont 25 000 femmes et enfants. Fin février, à lʼheure dʼécrire ces lignes, cʼest le bilan que donne… la Maison blanche des massacres de lʼarmée israélienne en Palestine depuis le 8 octobre. Nous avons rencontré Mohammed Salha, le directeur dʼun hôpital de la bande de Gaza, afin de mettre des mots sur lʼhorreur quotidienne que vivent les millions de Palestiniens.


Cet entretien a été réalisé le 23 février par Fanny Polet, directrice de Viva Salud en collaboration avec Solidaire et est paru dans l’édition Printemps 2024.


« J’ai fait connaissance d’AWDA à 13 ans quand j’ai fréquenté le centre communautaire de Jabalia. A 18 ans, je suis devenu leader d’un groupe de jeunes ; à 26 ans, bénévole, puis je suis devenu coordinateur de projet. J’ai travaillé quelques années pour des services d’urgence et maintenant je suis un de ses responsables », commence Mohammed Salha depuis la bande de Gaza, où il reste pour aider celles et ceux qui en ont besoin.

Mohammed Salha. Ce jour-là, le troisième scénario du plan d’urgence d’AWDA a été déclenché. Il prévoit qu’Israël va entrer dans Gaza pour l’anéantir. Toutes les équipes médicales doivent alors aller travailler dans l’hôpital ou le centre le plus proche de chez eux. Comme j’habite dans le Nord, je me suis donc rendu à l’hôpital de Jabalia. Nos deux hôpitaux sont toujours en activité depuis le 7 octobre et, sur les six centres de santé que compte AWDA, quatre ne sont plus en état de fonctionner. En plus de soins de santé, les centres offrent également des services dans les abris proches d’eux : il s’agit surtout de services psycho-sociaux pour notre population complètement traumatisée.

Mohammed Salha. Le 13 octobre, l’armée israélienne a demandé au Dr Ahmad d’évacuer l’hôpital. Nous tournions à plein régime, surtout pour l’accueil de femmes enceintes, nous ne pouvions pas les laisser. Il s’agissait d’un hôpital ! La décision interne a été prise : nous n’abandonnerons pas notre poste. Le 21 novembre, les troisième et quatrième étages ont été bombardés. Quatre personnes sont tuées : deux médecins travaillant pour lʼONG Médecins sans frontière (MSF), un pour AWDA et une personne qui accompagnait un patient. Nous avons été bombardés à deux autres reprises par la suite : le 29 janvier où la moitié des lits a été détruite et le 31 janvier où l’étage supérieur a été visé car c’est là que se trouvent les réserves d’eau et le système d’énergie solaire.

Mohammed Salha. L’hôpital était encerclé par des tanks et des snipers. Ils se trouvaient à moins de 50 mètres. Le siège a duré 18 jours, c’était vraiment horrible. L’armée bombardaient nos réservoirs d’eau. Nous mangions un repas de riz par jour. Nous étions 260 : staffs, patients et trois familles de voisins. Nous ne pouvions pas nous déplacer debout au risque de recevoir une balle. Nous devions ramper quand nous devions passer près des fenêtres.

Nous avons dû réaliser trois amputations à cause de la présence d’une bactérie. Notre pharmacie, située à 40 mètres, était trop loin pour nous fournir en médicaments. Nous n’avions pas de nourriture.

L’hôpital était encerclé par des tanks et des snipers. L’armée bombardait nos réservoirs d’eau.

Mohammed Salha

Le 17 décembre, l’armée israélienne est entrée dans l’hôpital. Ils ont emmené 20 personnes dont le Dr Ahmad pour les interroger. Le lendemain, les soldats et les 20 personnes sont revenues vers 10h du matin. Ils ont demandé aux personnes âgées entre 15 et 65 ans de se déshabiller et de ne garder que leurs sous-vêtements. Ils leur ont lié les mains dans le dos et les ont laissés comme ça dans le froid de décembre toute la journée en les interrogeant les uns après les autres. A la fin de la journée, ils ont dit à 12 membres de lʼéquipe de lʼhôpital d’aller manger quelque chose, d’aller se changer car ils devaient les suivre. Le Dr Ahmad en faisait partie. Il est venu vers moi et m’a dit quʼil était arrêté.

Les seules nouvelles que nous recevons depuis nous viennent des huit personnes qui ont été libérées entre-temps. Le Croissant rouge (l’équivalent musulman de la Croix rouge, NdlR) n’a pas de nouvelles. La direction d’AWDA travaille intensivement à leur libération mais nous ne savons rien…

Mohammed Salha. Israël dit à tout le monde que le Hamas se cache dans les hôpitaux. Quand ils m’ont interrogé le jour où ils ont arrêté mes collègues, les soldats voulaient surtout savoir si nous avions accueilli des personnes qui n’étaient pas des patients. Ce n’est pas le cas, nous ne recevons personne d’autre. Nous rendons essentiellement des services liés à la maternité.

Mes collègues ont été arrêtés car il s’agit de membres de lʼéquipe particulièrement importants : le directeur, des chirurgiens et le conducteur de l’ambulance. Ils voulaient que l’hôpital ne puisse plus travailler. Il s’agit d’une guerre contre les soins de santé, pas contre le terrorisme. Plus de 120 institutions de santé ont été détruites et 55 centre de santé primaires ont été affectés (entre le 7 octobre et fin février, NdlR).

Mohammed Salha. Je suis en communication avec le quartier général de Nuseirat. Nous sommes dispersés dans toute la bande de Gaza. L’hôpital de Nuseirat est le seul hôpital du centre qui offre encore des services de maternité. Il y a environ 50 accouchements par jour, plus de 300 femmes font appel à nos services obstétriques. Des femmes ont été tuées sur leur route pour se rendre dans nos hôpitaux afin d’accoucher.

Une femme s’est rendue à l’hôpital pour accoucher. Elle était accompagnée par son beau-frère de 16 ans et sa belle-mère. La belle-mère a été tuée dans la rue devant chez nous. Quand nous sommes sortis à la fin du siège, toujours encerclés par les soldats, le jeune garçon a vu le corps de sa maman soulevé par une pelleteuse.

Une autre a reçu une balle d’un sniper juste devant l’hôpital pendant le siège. Il était impossible pour nous d’aller l’aider. Je l’entends encore hurler. Elle est décédée de ses blessures.

Mohammed Salha. Non. Ma maison a été  bombardée lors de la deuxième semaine de bombardements.Ma famille est à Rafah depuis le 23 novembre. J’ai cinq enfants : deux filles et trois garçons. Ma fille aînée fait des études d’ingénieur. Enfin, plus maintenant car son université a été détruite. Le plus dur, c’était au mois de décembre quand trois d’entre eux fêtaient leurs anniversaires de 15, 13 et 9 ans…

Cela fait plus de trois mois que je ne les ai pas vus. Je reçois des nouvelles quand les communications ne sont pas coupées. Comme AWDA a un centre à Rafah, je peux leur envoyer régulièrement de l’argent. Les aliments coûtent parfois 10 fois leur prix. Ici, nous n’avons plus de farine, nous mangeons de la nourriture pour les animaux.

Mohammed Salha. Nous divisons la journée en deux : 12 heures de travail et 12 heures de repos. Mais les trois premiers mois, il était impossible de se reposer. Nous dormions 2-3 heures sur des chaises ou par terre. Il y avait beaucoup de blessés, il en arrivait énormément tous les jours. Nous avons réussi à soigner 44 000 personnes depuis le 7 octobre…

Après le siège de décembre, il y a eu moins de blessés. Nos 12 heures de repos sont devenues de vraies heures de repos.

Mohammed Salha. Nous devons réfléchir à beaucoup de choses. Nous devrons tout d’abord reconstruire nos bâtiments. Nous aurons avant tout besoin d’endroits pour servir la population. Ils vont revenir dans nos centres communautaires et ils auront beaucoup de besoins. Les services de maternité ont également été détruits à Gaza, nous aurons beaucoup à faire à ce niveau-là. Nous devrons aussi offrir du soutien en santé mentale à toute la population. Les gens vivent dans des abris, spécialement dans le Nord où tout a été détruit. Il faudra créer une dynamique avec ces abris. Nous devons repenser nos activités communautaires, travailler en coopération avec d’autres partenaires. Il faudra également assurer la protection des enfants. Les jeunes aussi seront un public cible important. Ils commencent à désespérer. Ils doivent sentir qu’ils sont importants pour leur pays. Alors ils ne partiront pas. Beaucoup beaucoup beaucoup de jeunes pensent à partir de Gaza…

Mohammed Salha. J’aimerais déjà revoir Gaza comme elle était avant le 7 octobre. Nous vivons un désastre économique, social et psycho-social. Il y a des enfants sans famille, des familles séparées, des gens sans maison. Nous devons donner des couches-culottes à des enfants de 3-4 ans, même à des femmes. Ils ont tellement peur. 

Les soldats ont détruit les universités, les hôpitaux, les écoles, les organisations, les rues, l’eau, l’électricité. Vous ne pouviez déjà pas vivre normalement dans le Gaza d’avant le 7 octobre, maintenant c’est impossible.

Mohammed Salha. Il y a plus de 25 ans, j’ai commencé à étudier les concepts d’humanité, de droits humains, de construction de la paix. Je suis alors devenu un activiste. Ces concepts ont complètement changé ma perspective par rapport aux autres. J’étais très fier de mes connaissances et de la manière dont je me comportais. Pendant cette guerre, des sentiments étranges ont commencé à m’animer, des sentiments que je n’aurais jamais pensé avoir. Mon esprit les a d’abord rejetés, mais la douleur que je ressens au coeur, à cause des destructions, de la faim, des meurtres, du fait d’être séparé de ceux que j’aime, etc. me fait voir ceux qui ont causé tout cela de manière extrêmement négative, surtout quand ils s’attaquent à des enfants.

Ce à quoi nous devons faire face est tout simplement inhumain. Israël a tout détruit. Comment parler de droits humains à ceux qui ont perdu leur famille ? Toute la famille du mari de ma soeur a été tuée dans les bombardements. Ses parents, ses frères et soeurs, les enfants de ses frères et soeurs. C’était des gens normaux, comme vous et moi, pas des terroristes.

Mohammed Salha. Non. Son corps est encore sous les décombres. Nous ne pouvons même pas l’enterrer dignement. Mon neveu est le seul survivant. Comment puis-je lui parler de droits humains ? Que va-t-il me répondre ?

Mohammed Salha. Malgré tout cela, si, il y a toujours de la place pour l’espoir. Il le faut. Nous pouvons faire face à cette situation. Il faut encore plus de résilience, encore plus de coopération. Il faut que nous soyons forts. Il faut que nous restions ici. Tous ici ont perdu un frère, une soeur, un fils, une fille, un père, une mère, un ami. Mais nous continuons de nous répéter : l’espoir vit dans nos coeurs car il ne s’agit pas du nombre de vies que nous avons perdues, mais du nombre de vies que nous avons sauvées.

Cela fait 140 jours que mes collègues n’ont pas pu revoir leur famille. Nous sommes en colère, nous avons faim. Nous nous levons à 3h30 du matin pour faire le briefing ensemble. Quand j’ai vu le désespoir dans leurs yeux, je me suis dit que nous pouvions chanter. Après le briefing, nous chantons donc tous ensemble jusqu’à ce que je les sente un peu remotivés. Nous resterons humains jusqu’au dernier souffle et, si nous mourrons, nous mourrons dignement et en paix.

AWDA est une organisation de santé gazaouie disposant de 2 hôpitaux et de 6 centres de santé communautaire répartis sur toute la bande de Gaza. À côté d’une offre de soins, ses centres de santé communautaires proposent des formations et un lieu de rencontre et d’échange pour les jeunes. Depuis le 7 octobre, AWDA rend d’autres services selon les besoins de la population : distribution de colis alimentaires, de matelas et de couvertures pour accueillir les déplacés, de kits d’activités pour les enfants traumatisés. AWDA à perdu 7 membres de son personnel depuis le 7 octobre et 6 sont en prison sans connaissance ni de ce qu’on leur reproche, ni de leur peine. Le staff continue cependant son travail car les femmes continuent d’accoucher et les blessés d’affluer.